Nous sommes ravis de pouvoir vous proposer cette semaine sur nos écrans la splendide adaptation proposée par le cinéaste Emmanuel Finkiel de l’œuvre de Marguerite Duras : « La douleur ».
Pour en savoir plus nous vous offrons ci-dessous le film-annonce du film ainsi qu’un très beau texte et une brève interview du réalisateur que nous devous aux équipes de l’AFCAE.
Marguerite Duras commence à écrire ses Cahiers de la guerre alors que son mari, Robert Antelme, résistant, a été arrêté en juin 1944. Après le retour de déportation de ce dernier, en avril 1945, elle poursuit ce journal qui relate « sa douleur» au moment de cette disparition . C’est à partir de ce journal que, près de trente-cinq ans plus tard, Marguerite Duras, désormais célèbre, écrit La Douleur, publié en 1985, se nourrissant de ses notes et des faits historiques qu’elle a vécus à la fin de l’Occupation et à la Libération de Paris.
Emmanuel Finkiel, pour son cinquième long métrage, adapte ce livre qui l’a tant marqué, et parvient à en restituer l’ambiguïté profonde, faite de cette douleur et de toute une palette d’émotions qui ont pu lier la femme de 1945, et celle de 1980 . On y ressent la honte, la souffrance, l’amour, la haine, la perversité, la dépendance, le tout constamment retravaillé par l’écriture et la pensée de soi. Cette relation aux sentiments tels qu’ils ont été éprouvés, tels qu’elle s’en souvient, tels qu’ils ont été écrits et réécrits, à leur présent, à leur mémoire, au sein d’une ville bouleversée par l’histoire, trouve une subtile et envoûtante correspondance cinématographique.
Pour cela, Emmanuel Finkiel commence par installer le Paris occupé de juin 1944, celui des derniers mois de la guerre. Il parvient à le faire d’une manière à la fois réaliste et irréelle, comme si le spectateur pouvait «reconnaître» des éléments attendus, des ambiances convenues, des habits ou des objets d’époque, et que ce même spectateur se trouvait pourtant perdu, déstabilisé, face au refus de la reconstitution décorative. Ce n’est pas un film pittoresque sur ce qu’est devenue l’histoire de ce moment, mais une mise à distance qui tient de l’effet d’étrangeté : une ville matérielle parfois presque onirique, filmée « de loin » , vue à travers la buée, la lumière trop crue ou dont le noir des façades la rend tout aussi opaque .
Ce sont le regard et la pensée de cette femme qui organisent le film , une vision décalée du monde . Les événements et les personnages participent de cet écart : on ne sait pas si les résistants qui entourent Marguerite jouent ou complotent – en tous les cas ils ressemblent à de grands enfants ; on hésite également à propos des liens que la jeune femme établit avec un collaborateur français de la Gestapo, Rabier – veut-il remonter le réseau résistant ou est-il simplement amoureux? Et elle, désire-t-elle se servir de lui pour avoir des informations sur son mari ou joue-t-elle à la plus perverse?
Tandis que Paris se libère peu à peu, puis soudain, que l’atmosphère change, la jeune femme s’enferme au contraire dans cette souffrance qui, à la fois, la mine et lui donne une raison de vivre. Si bien que Marguerite vit l’histoire avec l’impression de traverser une ville qui passe d’une occupation à l’autre : elle était occupée par les Allemands , elle le devient par les gaullistes, qui imposent leurs manières, leurs symboles, leurs valeurs et leur vision de l’histoire, cet oubli généralisé au nom de la gloire résistante.
La Douleur d’Emmanuel Finkiel parvient à refaire monde et histoire avec les armes du cinéma. C’ est la réussite du film. Ici, la réalité de l’absence devient très concrète, hyper subjective, gestuelle, visuelle, sensible, et pas seulement intellectuelle: une femme est seule avec son absence , déchirée, alors qu’elle est très entourée, par son amant, par ses amis résistants, par Paris, par l’histoire de France. Mais entre elle et ce qui l’entoure existent tous les obstacles et les troubles de la vue et de la sensation, ceux qu’a disposés le cinéaste : le flou, les vitres, les murs derrière lesquels elle se cache, les hallucinations, les bruits, le moindre craquement, l’ouverture d’une porte. Cette faculté proprement incroyable qu’a eu Marguerite Duras à pouvoir, rétrospectivement, quelques mois plus tard dans son journal, quelques décennies plus tard dans son livre, se décrire, se voir en train d’attendre, donc de souffrir, cette distance qui fait son écriture si particulière, Emmanuel Finkiel en recherche des correspondances cinématographiques par le dédoublement qui, à tout moment, le guette. Le film est habité par ces motifs innombrables qui gênent, complexifient et perturbent la vision. À la transparence, le film préfère l’obstacle. L’aboutissement de ce processus est saisissant : Marguerite met plus de prix à sa propre douleur qu’à son mari. Comme finit par le lui dire son compagnon clandestin, Dionys: « À quoi êtes-vous la plus attachée? À Robert Antelme ou à votre douleur ? » Plus il est absent, plus il est aimé.
Sa présence, in fine, quand il revient de la mort, de Dachau, porté par ses amis, quasi squelette au bord de la fosse, représente la grande épreuve. Elle ne veut pas le voir. Là est la vraie douleur, dans la contradiction entre ce que Marguerite montre d’elle aux autres – la femme aimante – et ce qu’elle ressent – que le retour, loin d’être une libération, va être le plus dur. D’abord parce qu’il met fin «officiellement » à l’attente, donc à ce qui donnait sens à sa vie. Ensuite parce que le véritable bouleversement approche : elle n’aime plus Robert, elle en aime un autre.
Les trois acteurs principaux, Mélanie Thierry (Marguerite), Benoît Magimel (Rabier), Benjamin Biolay (Dionys),sont étonnants, parfois bouleversants, dans ces registres qu’on ne leur connaissait pas.
Antoine de Baecque pour l’Association Française des Cinémas Art et Essai
Interview du réalisateur Emmanuel Finkiel :
D’où est venu le désir d’adapter La Douleur de Marguerite Duras ?
L’ occasion de travailler sur le texte vient à l’origine d’Elsa Zylberstein et de David Çauquié qui m’ont proposé d’en écrire le scénario . Le désir vient de plus loin. Il se trouve que j’avais lu La Douleur vers 19 ans et comme beaucoup de gens, ce livre m’avait bouleversé. Aussi parce qu ‘il s’inscrivait dans une histoire personnelle Cette femme qui attend le retour de son mari des camps de concentration et, alors que tout le monde revient, lui ne revient pas… Ce personnage faisait écho à la figure même de mon père, qui était quelqu’un qui attendait toujours, me semble-t-il.
Même après qu’ il ait eu la certitude que la vie de ses parents et de son frère s’était terminée à Auschwitz . Pour ces gens qui n’avaient pas de dépouille, l’absence était toujours présente. Et ce n’était pas une idée intellectuelle, c’était très concret. La présence de l’absence … De mon point de vue, c’était ce que racontait La Douleur : être face à cette présence. Replié sur soi-même , un voyage intérieur.
Comment avez-vous abordé ce texte très autobiographique, il s’agit de l’histoire personnelle de Marguerite Duras ?
Duras se défend d’avoir travaillé ce texte. Elle affirme qu’elle l’a écrit dans un état et un moment dont elle ne se souvient pas… Sans avoir osé le retoucher quand elle l’a retrouvé, «la littérature m’ a fait honte»… De mon point de vue, c’est faux. En relisant et travaillant sur le texte, je me suis rendu compte que tout cela était en fait extrêmement écrit , ciselé, construit.
D’autre part, quand on se plonge dans sa biographie et que l’on sait la vraie nature de ses rapports avec Robert Antelme à l’époque, il devient difficile de tout à fait croire à l’authenticité de ce journal quand on lit à quel point elle n’arrivait plus à vivre, à respirer… À un moment donné, j’ai presque été à me dire: «Je la déteste, je ne vais quand même pas faire une adaptation procès! » Et puis j’ai vu que ses ficelles étaient grosses justement parce qu’elle nous les donnait à voir, justement parce que c’était là que sa douleur devenait plus complexe, et surtout plus épaisse, plus vraie, résonnant avec les confusions et les contradictions que chacun de nous peut avoir. J’y ai finalement vu une certaine honnêteté. Et j’ai fini par l’aimer. C’est ce rapport, cet équilibre entre la fiction savamment créée par Duras et sa réalité biographique qui ont guidé les grandes lignes de l’adaptation.
Le film n’est pas un portrait de Marguerite Duras. Si cela n’était pas évoqué par Rabier, on pourrait presque oublier qu’il s’agit de l’écrivain célèbre.
Oui, je ne voulais pas faire un biopic !
Le cahier des charges au cinéma, par le fait même que tu incarnes, t’oblige à te positionner, à présupposer des choses. Mais je l’ai fait plutôt en amenant Marguerite au niveau de ce qu’est un être humain et qui réagit comme un être humain, pas comme un écrivain. Moi, je ne connais pas d’écrivain, je connais des gens qui écrivent. Le personnage de l’écrivain est un concept et je voulais d’emblée évacuer la figure de Duras – son récit lui-même me l’autorisait puisqu’on ne peut pas dire que c’est une véritable autobiographie.
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